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1919-1920 : le printemps des conseils ouvriers italiens
En novembre 1922, au quatrième congrès de l’Internationale communiste, Léon Trotsky déclare « en 1920, la classe ouvrière italienne avait, en effet, pris le contrôle de l’État, de la société, des usines et des entreprises. En fait, la classe ouvrière avait déjà gagné ou quasiment gagné. » Cette appréciation, un peu exagérée, du mouvement des conseils italiens de 1919-1920 n’est pas totalement erronée car ce à quoi le mouvement des conseils ouvriers s’était porté candidat était tout simplement la gestion de la société pour l’intérêt du plus grand nombre. Ce qu’il a accompli, dans les faits, l’espace de quelques semaines.
En février 1919, la FIOM (fédération de la métallurgie de la CGL, principale confédération) obtient, suite à de grèves massives, la journée de huit heures. Mais la base ouvrière reste mécontente. Dans le champ syndical, à côté de la CGL, il faut également compter avec l’Unione Sindacale Italiana (USI), d’inspiration anarchiste ou syndicaliste révolutionnaire. En 1914, l’USI compte 150 000 membres. Cette organisation privilégie les liens horizontaux et l’action directe des travailleurs. Elle défend la grève active, où les travailleurs devaient conduire la production sous leur propre contrôle, et sera très active dans l’émergence des conseils.
À l’origine des conseils
Au sortir de la Première guerre mondiale, les lecteurs de la presse radicale pouvaient suivre le développement et les débats du mouvement des délégués britanniques. Des groupes s’étaient emparés de cette expérience et en faisaient la propagande. Un des débats portait sur l’avenir des commissions internes. Celles-ci étaient nées d’un accord entre la direction de la FIOM et le patronat de Turin en échange de l’engagement de ne pas lancer de grèves durant les trois années à venir. Elles étaient contrôlées par les directions syndicales et sans réel pouvoir. Si les commissions avaient vocation à être une forme de représentation démocratique des travailleurs, de nombreux ouvriers les critiquaient pour leur passivité. Cependant, elles apparaissaient aux yeux des travailleurs comme des structures qui leur appartenaient. Gramsci détecte rapidement le potentiel de ces organes. Pour lui, elles sont «des organes de démocratie ouvrière qu’il faut absolument libérer des limitations imposées par les chefs d’entreprise, et auxquels il faut infuser une énergie et une vie nouvelle ».
Si le premier conseil est né, formellement, en août 1919 à l’usine FIAT, ils se développent en septembre et novembre. Chaque délégué représentait entre 20 et 30 travailleurs. Les élections avaient lieu pendant les heures de travail dans l’enceinte de l’usine. Les délégués pouvaient être révoqués à tout moment.
Même si la section de Turin du Parti socialiste italien (PSI) est présente dans le mouvement des conseils et le soutient, la direction de ce parti lui était à mi-mot hostile. Giancinto Serrati, un des leaders du PSI, pensait le pouvoir de la classe ouvrière au travers du pouvoir du parti. « La dictature du prolétariat, c’est la dictature consciente du PSI » disait-il.
L’étincelle de la Romeo
Les directions syndicales ne restent pas pour autant inactives à l’échelle du pays. Elles revendiquent, en mai 1920, des augmentations de salaires de 40 %. et appellent à une grève du zèle, à partir du 21 août 1920, pour faire aboutir les revendications. Mouvement qui est largement suivi : la production de la FIAT diminue de 60% !
Cependant, le 30 août, les 2 000 ouvriers de la Romeo trouvent les grilles de leur entreprise closes. En riposte à la provocation patronale, la section de Milan de la FIOM décide l’occupation de 300 ateliers. Dans la nuit du 31 août, une coalition patronale de la métallurgie se jette dans la bataille et appelle au lock-out qui s’étend progressivement à toute l’Italie. Dès le 1er septembre 1920, les occupations vont se multiplier et on compte bientôt 500 000 ouvriers qui se sont emparés d’entreprises, petites ou grandes.
Des conseils sont apparu à Milan. À Turin, les conseils gèrent l’occupation des entreprises et les assemblées de grévistes décident de continuer la production. Des délégués sont élus pour assurer la coordination de la production, d’autres pour la défense du site et des milices ouvrières armées sont constituées sous le nom de gardes rouges. Le conseil de la FIAT déclare que « La commission interne ouvrière, en accord avec la commission interne des techniciens invite tous les ouvriers à rester à leur poste en continuant leur tâche comme par le passé dans un respect mutuel. Ouvriers, montrez que même sans patron vous savez parfaitement faire fonctionner l’usine. »
Au sein du patronat deux lignes s’opposent. L’une souhaite l’affrontement total. Agnelli, dirigeant de la FIAT, demande au gouvernement de bombarder sa propre entreprise pour en finir avec l’occupation, Giolitti, chef du gouvernement, refuse. L’autre, toute aussi agressive, préfère, comme Giolitti, jouer l’usure du mouvement et sa division.
Dans de nombreux endroits, les conseils prennent en main la gestion des entreprises. Des cheminots, par exemple, transportent les marchandises entre les entreprises occupées pour permettre la continuité de la production sous gestion ouvrière. Les 6 et 7 septembre, ce sont 35 wagons de matières premières qui sont livrés aux nouveaux gérants ouvriers des usines FIAT, ce qui permet la production quotidienne de 27 véhicules (contre 67 en temps « normal »). Le conseil annonce vouloir, dans un communiqué public du 5 septembre 1920, établir des relations commerciales avec la Russie soviétique et de lui vendre des voitures. Le 8 septembre, à Livourne, les travailleurs du chantier Orlando mettent à l’eau leur bateau à vapeur. Un discours est alors prononcé appelant à « l’écroulement des sociétés anonymes, une des plaies de l’Italie ». Dresser un tableau complet de toutes ces activités autogestionnaires est difficile. Le mouvement ouvrier italien, qui connaîtra ensuite deux décennies de fascisme, n’en a pas gardé toute la mémoire et les témoins qui rapportent par écrit les événements sont souvent des journalistes rarement acquis à la cause ouvrière.
Le 10 septembre doit se réunir le conseil national de la CGL. Le mouvement s’étend à l’ensemble du pays et des secteurs de production. Une des discussions qui traversent les entreprises occupées est désormais celle de la décision de vendre les marchandises produites. Des bourses du travail de certains centres industriels entreprennent cette vente.
Une grande partie de la direction de la CGL est opposée à l’extension du mouvement et propose de négocier un « contrôle syndical » réduit à un droit à l’information sur l’état de l’industrie et des entreprises. Cette position l’emporte. En réalité, derrière le vote, le débat portait sur les perspectives à donner au mouvement. Soit celle de l’avancée par une déclaration de candidature des conseils au pouvoir, « tout le pouvoir aux conseils » et, de fait dans des délais rapprochés, l’affrontement avec l’État et la bourgeoisie, soit une temporisation, donc un recul, en raison d’un rapport de forces, notamment militaire, défavorable. Si tous les termes de ce débat peuvent paraitre légitimes, il n’en reste pas moins que ni les directions de la CGL ou du PSI n’ont pas voulu explorer sérieusement la première possibilité. Par exemple, ni un recensement des capacités militaires du mouvement (dont la mise en œuvre d’une politique active de neutralisation politique de l’armée, malgré quelques appels locaux « aux prolétaires en uniforme »), ni une agitation sérieuse des campagnes italiennes n’ont été entrepris.
Immédiatement après le vote de la CGL, le gouvernement Giolitti est à la manœuvre. Il informe les patrons qu’il soutient la position de la CGL et dit préparer la formation d’une commission pour définir les termes d’un contrôle « syndical ».
Le 19 septembre 1920, Giolitti convoque à Rome la CGL et la Confindustria. Un accord est signé et prévoit une augmentation de 4 lires, six jours de congés supplémentaires et quelques considérations sur le contrôle syndical que la Confindustria interprète publiquement comme « une amélioration des rapports disciplinaires…et une augmentation de la production ». Un accord faiblement payé pour échapper à une révolution murmurent les patrons. Le mouvement ouvrier, lui, vient de connaître une défaite majeure. Le prix à en payer sera lourd. Deux années nous séparent de l’arrivée au pouvoir du fascisme.
Pour aller plus loin :
Gwyn A. Williams, Proletarian order: Antonio Gramsci, factory councils and the origins of Italian communism, 1911-1921, Londres, Pluto Press, 1975.
Paolo Spriano, L’Occupation des usines, Italie septembre 1920, Claix, La pensée sauvage 1978.