L’an II de La Fabrique du Sud

Les ex-salariés de l’entreprise réinventent au jour le jour de nouvelles façons de travailler, plus démocratiques et plus respectueuses du consommateur et de l’environnement.

L’an II de La Fabrique du Sud

Après une première année particulièrement réussie, la coopérative de production de crèmes glacées La Fabrique du Sud prépare sa seconde saison estivale. Ayant pris la suite de l’usine Pilpa fermée par un fonds d’investissement, ces ex-salariés de l’entreprise réinventent au jour le jour de nouvelles façons de travailler, plus démocratiques et plus respectueuses du consommateur et de l’environnement.

Carcassonne. Fin de semaine à la Fabrique du Sud, la coopérative qui a maintenu l’activité de production de crèmes glacées suite à la fermeture du site Pilpa par le groupe R&R. Comme dans de nombreuses entreprises industrielles un vendredi après-midi, les machines s’arrêtent, les bureaux se rangent. Pourtant, devant le parking déjà désert, des salariés s’activent pour charger une camionnette garée devant l’entrée. « As-tu déjà embarqué les dernières documentations ? Le présentoir est-il là ? » demande l’un d’eux. Ce camion se prépare pour aller ce soir et tout le weekend à la « moustoussade » du village voisin de Villemoustaussou, une fête alliant rencontres de fanfares (bandas) et foire gourmande. Les anciens de Pilpa, leur lutte et leur nouvelle gamme de glaces La Belle Aude 1 font définitivement partie du paysage local.

Un fonds d’investissement à l’origine d’une désindustrialisation

Ils reviennent pourtant de très loin, ces anciens de Pilpa. Il s’agissait à l’origine de la filiale d’une coopérative agricole, 3A, qui s’était positionnée sur le créneau des marque de distributeurs 2. Faisant face à des difficultés économiques, 3A a dû, en septembre 2011, vendre l’entreprise à son principal concurrent et leader européen sur ce marché, R&R, lequel appartient au fonds d’investissement américain Oaktree Capital Management. Dix mois après, en juillet 2012, R&R annonce la fermeture de l’entreprise, récupérant ainsi le portefeuille des marques de Pilpa, centralisant la production en Bretagne et laissant sur le carreau plus de cent salariés sans parler des intérimaires qui étaient régulièrement recrutés au printemps pour préparer la saison estivale… Les salariés ne l’entendaient pas ainsi et ont engagé une lutte largement appuyée par la population locale. Un an plus tard, en juillet 2013, les salariés signent un accord avec R&R dans lequel tous obtiennent des indemnités de licenciement, dont une partie supra-légale, représentant entre quatorze et trente-sept mois de salaire brut ainsi qu’un budget de formation de 6 000 euros par salarié. Par ailleurs, R&R appuie la formation d’une SCOP – sous réserve que celle-ci ne se positionne pas sur le créneau des marques de distributeurs – en cédant certaines machines et en la subventionnant pour plus d’un million d’euros en investissements et en formations. En avril 2014, dix neuf salariés-sociétaires lançaient la Fabrique du Sud, une coopérative ouvrière qui allait proposer des crèmes glacées de qualité artisanale avec des ingrédients naturels et si possible locaux.

Une première année réussie

La première année a été un véritable succès pour les nouveaux coopérateurs. Ils ont dépassé leur objectif initial de 620 000 euros et ont réussi à s’implanter dans de nombreux magasins et supermarchés des environs. Un effet de la lutte ou la qualité intrinsèque des produits ? « Les deux facteurs ont joué » répond sans hésiter Christophe Barbier, Président du conseil d’administration et directeur commercial de l’entreprise. « 80 % de vos ventes de l’année dernière ont été réalisées dans le département de l’Aude. Notre lutte a indiscutablement joué un rôle dans ce chiffre mais la qualité du produit aussi, faute de quoi les acheteurs ne reviennent pas. » Autour d’une glace à la réglisse, un des trois nouveaux parfums de la marque La Belle Aude, Christophe Barbier se montre intarissable quant à la question du goût : « Sur trente ans, les ingrédients ont perdu en qualité. On rajoute du sucre, des adjuvants, des colorants. On a tellement dénaturé les aliments que l’on a perdu les goûts qu’affectionnaient nos parents et grand-parents. » Il est vrai qu’il n’y a pas photo en terme de couleurs entre les anciennes glaces Pilpa et La Belle Aude : d’un côté, des couleurs criardes, de l’autre, les teintes naturelles des ingrédients. Une éducation à faire dès le plus jeune âge à laquelle participe La Fabrique du Sud en proposant aux cantines scolaires des mini-pots de 60 ml à 0,6 euros. « À ce prix, ce n’est pas là que nous allons vivre ! » explique en souriant Maxime Jarne, Directeur général, qui espère toutefois que les enfants seront prescripteurs de leurs parents dans les allées de supermarchés.

Le pari de La Fabrique du Sud est loin d’être gagné même si les débuts sont plus qu’encourageants. Les coopérateurs projettent cette année de réaliser 1,5 million d’euros et 2,5 millions en 2016, exercice où l’équilibre financier devrait être atteint. La coopérative entend poursuivre son développement local en étant présent dans 170 magasins Intermarchés, Leclerc ou Super U des départements limitrophes et des grandes métropoles telles que Toulouse ou Montpellier. En plus de ceci, La Fabrique du Sud vient de se faire référencer chez Carrefour Sud-est, Sud-ouest et Ile-de-France : une belle réussite pour une si jeune entreprise. Mais quelles vont être les ventes dans des endroits où la lutte a forcément eu moins d’impact qu’à Carcassonne ? C’est ici que l’Association des Amis de la Fabrique du Sud 3 a tout son rôle à jouer. Née dans la lutte et regroupant plus de 800 adhérents provenant pour l’instant essentiellement de la région de Carcassonne, son objectif est de populariser, souvent à partir d’une simple dégustation de crèmes glacées, l’histoire de La Fabrique du Sud et de montrer qu’une autre économie est possible, sociale et solidaire. Il est vrai que la coopérative a décidé de modifier légèrement son packaging en y intégrant son slogan « Notre histoire est aussi belle que notre glace est bonne », un appel énigmatique qui pousse à aller découvrir les origines de cette production.

Pragmatisme et polyvalence

Cette histoire est belle et pourtant elle est loin d’être un long fleuve tranquille. Après un démarrage réussi, les coopérateurs doivent désormais assurer une croissance à 100 %. Si la vente est un pré-requis, l’intendance doit suivre et c’est là que les coopérateurs doivent faire preuve d’inventivité. Ce vendredi, les stocks de lait ont été réapprovisionnés trop tard. Qu’à cela ne tienne, les salariés de la production ont décidé de se retrouver samedi à cinq heures du matin pour terminer raisonnablement tôt afin de préserver le repos du week-end. « Auparavant, on entendait le terme « flux tendu ». Maintenant, on le vit et on comprend ce que cela signifie y compris en finance » explique mi-sérieux mi-amusé Maxime Jarne. « On a eu quatre semaines de très grosses commandes et nos stocks ont fondu. On a dû faire appel à trois intervenants extérieurs en CDD. » La Fabrique du Sud développerait-elle l’emploi précaire comme le faisait Pilpa à grande échelle ? « Non, répond catégoriquement Maxime Jarne, ce n’est pas notre modèle. Nous souhaitons élargir les périodes de production grâce à des investissements en chambre froide et en sollicitant à chaque saison le personnel administratif et commercial à la production. » Il est vrai que les trois jeunes embauchés sont des connaissances des salariés de la SCOP qui avaient suivi la lutte. Une nouvelle chambre froide de 160 palettes vient d’être installée dans les locaux mais « celle-là, on l’a eu bien trop tard » souligne Maxime. Par ailleurs, la polyvalence est un maître-mot dans cette entreprise. Plutôt que d’embaucher des commerciaux professionnels, les coopérateurs ont préféré que ceux-ci viennent de leurs propres rangs. Ce sont quatre anciens glaciers, dont Christophe Barbier, l’actuel Président du conseil d’administration, qui sont aujourd’hui les porte-paroles de la marque La Belle Aude : quoi de mieux que de connaître le produit pour en parler ? Et cette pratique sans doute décriée dans les cours de management a fonctionné comme en témoignent les premiers résultats.

Stéphane Maynadier, travaille à la pasteurisation et revendique cette polyvalence : « Cet hiver, j’ai été commercial durant trois mois. C’était une opportunité de se former et c’était intéressant d’avoir des contacts avec nos acheteurs. » Il n’a de cesse de comparer la situation entre Pilpa et La Fabrique du Sud. « Avant, c’était alimentaire : avoir un salaire à la fin du mois. J’avais perdu la motivation, je faisais mes heures. Maintenant, je viens travailler mais je ne me sens pas salarié. Je me suis approprié la vie de l’entreprise. » Un autre état d’esprit semble s’instaurer comme en témoigne l’abandon de la pointeuse. Aujourd’hui les salariés reportent leurs heures sur des fiches cartonnées dans un climat de confiance mutuelle. Son collègue, Jérôme Samso, responsable de ligne et de contrôle qualité, abonde : « C’est bien d’avoir cette indépendance. Je viens quand je veux sous réserve bien sûr de respecter le travail des collègues. »

Salaires et syndicats

Pourtant, tout n’est pas rose à la Fabrique du Sud. « Je touche 300 euros de moins qu’avant » tient à préciser Jérôme Samso. Suite à la fermeture par R&R de cette unité de production, tous les coopérateurs ont dû faire des efforts significatifs sur la feuille de paye : se lancer sur un nouveau marché ne permet pas de garantir immédiatement les revenus antérieurs. Comment alors définir les nouveaux salaires ? Les travailleurs des SCOP ayant un statut salarié 4, il a fallu garantir les minima salariaux de la Convention collective nationale de l’industrie des glaces, sorbets et crèmes glacées. Ceci a induit des différences de salaires certes faibles – de 1250 euros à 1450 euros – mais qui passent mal auprès de quelques personnes au premier échelon 5 qui, dans le cadre des sacrifices à consentir, auraient préféré que l’entreprise adopte le salaire unique. Dans un tel cas, il aurait fallu aligner par le haut, risque que la majorité des coopérateurs ne souhaitaient pas prendre. « Il y en a qui ne comprennent pas qu’il y a des différences parce que les fonctions sont différentes » lance Jérôme Samso. Une discussion que l’on retrouve assez souvent dans les coopératives de travail et qui n’a pas de solution évidente…

Mais est-ce que le syndicat aurait un rôle à jouer sur ce sujet ? Quel serait d’ailleurs son rôle dans une coopérative où les travailleurs détiennent l’entreprise ? À la Fabrique du sud, tous les travailleurs, à l’exception des trois personnes en CDD, sont sociétaires et se réunissent une fois tous les mois en « Assemblée de Salariés » pour débattre de la vie de l’entreprise. Tout le monde est ainsi à la fois patron et salarié… Stéphane Maynadier, secrétaire du syndicat CGT, n’y va pas par quatre chemins : « J’ai de plus en plus de mal à me dire que c’est nécessaire si le fonctionnement est comme je le vois. » Son collègue, Jérôme Samso, aujourd’hui délégué du personnel, était non syndiqué durant la lutte. Il a choisi récemment d’adhérer « car c’est grâce à la CGT qu’on a obtenu de pouvoir continuer à produire. » Plus par solidarité que par nécessité.

Alors, demain, quel avenir pour la SCOP ? Les coopérateurs ont encore deux années difficiles à parcourir avant d’arriver à l’équilibre. Pragmatisme, polyvalence et démocratie sont les maître-mots de cette aventure profondément humaine. Une fois cet équilibre atteint, tout sera possible. « Même si le produit est artisanal, on aimerait concurrencer Haagen-Dazs ou Ben & Jerry’s au niveau national. Pour cela, il faut une impulsion d’achat sur une base citoyenne » s’enthousiasme Christophe Barbier. C’est ici qu’il sera important de maintenir vivante les origines et l’histoire de cette coopérative afin d’acheter un peu plus qu’une glace, une aspiration à une autre économie. « R&R faisait du profit, nous, nous faisons d’abord des produits » rappelle Christophe. Sans doute un bon résumé de cette petite révolution qui est en train de se dérouler à Carcassonne et qui change énormément de choses sur le terrain de l’Humain comme de l’écologie.

Photo : Ieva Snikersproge

  1. http://www.labelleaude.fr/
  2. Une marque de distributeur, ou MDD, est une marque créée et détenue par un distributeur et utilisée pour commercialiser des produits fabriqués sur demande par des industriels selon un cahier des charges précis établi par le distributeur. Pilpa travaillait ainsi pour Carrefour, Système U, Leclerc, Auchan, Disney, Oasis.
  3. http://www.lesamisdelafabriquedusud.fr/
  4. A la différence des coopératives de travail espagnoles ou argentines où les travailleurs ont un statut d’indépendant.
  5. 11 personnes sur 19 sont au premier échelon, c’est-à-dire la majorité absolue.

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