Usines autogérées en Égypte

Usines autogérées en Égypte

Lassés de l’inaction du gouvernement concernant la renationalisation de leurs entreprises, pourtant validée par la justice, de nombreux travailleurs ont tenté de prendre les choses en main par des expériences d’autogestion ouvrière – ce qui les a amené à constater que le gouvernement s’opposait activement à leurs efforts.

 Le mois dernier, les autorités ont mis un coup d’arrêt à une expérience de ce type à la Tanta Flax Company dont la renationalisation était attendue depuis plus de deux ans.
Le 15 mars, la Simo (Compagnie du papier du Moyen-Orient) est devenue la septième compagnie à être renationalisée par ordonnance d’un tribunal depuis la fin 2011. Cependant, les autorités n’ont toujours pas remis cette société en fonctionnement dans le cadre du secteur public.

Depuis septembre 2011, le tribunal administratif a rendu des jugements annulant les privatisations des sociétés Tanta Flax, Nubariya Seeds, Shebin al-Kom Textile, et de la Nile Cotton Ginning, ainsi que de la Nasr Steam Boilers et de la chaîne de grands magasins d’Omar Effendi.

D’après les conclusions et rendus de la Cour, ces entreprises de service public ont été vendues à des investisseurs privés de 1990 à 2010 à bien moins de leur valeur réelle sur le marché. N’étant plus gérés par des investisseurs, privés ou publics, ces entreprises et leurs travailleurs ont été en grande partie laissés dans l’incertitude.

À l’exception des magasins Omar Effendi, et dans une moindre mesure de la société Shebin al-Kom Textile, l’État ne s’est pas investi dans la renationalisation ou la relance de ces entreprises.

Dans l’espoir de retrouver leur emploi et de voir repartir leurs usines, les travailleurs de ces sept entreprises ont déposé des requêtes et organisé des manifestations et des sit-in exigeant un retour à l’emploi dans un délai de trois ans.

Ces demandes des travailleurs sont survenues au moment où de hauts responsables de l’État – notamment le premier ministre Ibrahim Mehleb, le maréchal Abdel Fattah al-Sisi et le ministre du travail Nahed al-Ahsry – ont exigé que les travailleurs arrêtent de manifester ou de faire grève et aident la reprise économique en reprenant la production.

Mais ces appels à un retour à la production sonnent creux pour de nombreux travailleurs.

« Ce sont des paroles vides de sens à l’attention des médias » explique Hesham al-Oql de la société Tanta Flax and Oils.
 

« L’exact opposé de ces déclarations officielles sont vraies. Nous, les travailleurs, sommes sans emploi et voulons faire fonctionner nos entreprises, mais le gouvernement nous empêche de nous remettre au travail. »

Poussés par la frustration et des années sans salaires, les travailleurs de la société Tanta Flax ont été le dernier groupe à tenter l’autogestion de leurs usines.

 

Expériences d’autogestion

Le 19 mars, des dizaines d’anciens ouvriers ont relancé deux des dix lignes de production que compte l’entreprise Tanta Flax. Alors que la nouvelle de la remise en marche de l’usine sortait des murs de l’entreprise, les autorités locales ont coupé l’électricité et l’expérience a dû s’arrêter après quelques heures.

Selon Oql, les forces de police étaient envoyées dans l’usine moins de deux heures après avoir été informées de l’action des travailleurs.

« Ils nous ont affirmé sympathiser et soutenir nos efforts, puis, quelques minutes après leur départ, l’électricité a été soudainement coupée » dit-il.

Un autre ancien travailleur, Gamal Othman, explique: « Après avoir annoncé notre intention d’autogérer nous-mêmes l’entreprise, la Holding Company for Chemical Industries a appelé la direction des services publics locaux de Tanta pour nous couper l’électricité. »

« Par l’autogestion, notre intention était de montrer à la maison-mère qu’il est facile de relancer les usines de la société et que nous avions des matières premières pour assurer un mois de production » explique, un peu déçu, Othman.

Othman ajoute que ses collègues et lui-même ont cherché à faire pression au milieu du mois de mai sur la maison-mère et sur le ministère de l’investissement afin qu’ils donnent suite à leur promesse d’achat de la quantité nécessaire de semence de lin aux agriculteurs locaux, estimée à environ 7 millions de livres égyptiennes.

« Nous craignons que si la société n’achète pas ces cultures aux agriculteurs, ceux-ci les vendent à d’autres, et que les plans de redémarrage de la compagnie avant l’année prochaine, ne soient donc jamais mis en œuvre » prévient-il.

Autant la maison-mère que le ministère de l’investissement ont fait des déclarations selon lesquelles ils relanceraient la société Tanta Flax en 2015, mais aucune date précise n’a été mentionnée pour cette opération.

Othman critique l’incapacité du gouvernement à ré-exploiter Tanta Flax et d’autres sociétés bloquées.

« Les autorités ne devraient pas payer une indemnisation aux travailleurs égal à leur salaire de base, alors qu’ils sont sans travail et que les lignes de production demeurent à l’arrêt. C’est un gaspillage des ressources de l’État. Les autorités devraient plutôt investir dans le mouvement de remobilisation des travailleurs et de leurs entreprises, car cela profiterait à la fois l’État et aux travailleurs, » affirme-t-il.

Les travailleurs de l’entreprise Tanta ont été inspirés par l’expérience autogestionnaire réussie des travailleurs de la société Nubariya Seed, engagée deux ans plus tôt. Ces deux années d’autogestion se sont avérées fructueuses pour l’entreprise, les bénéfices générés sont estimés à 10 millions de livres égyptiennes.

Rentable, la société Nubaseed avait été vendue à l’investisseur saoudien Abdel Ellah al-Kaaki en 1999 – le même homme d’affaires qui achètera le Tanta Flax Company en 2005.

Kaaki avait arrêté tout investissement dans ces deux sociétés en 2011, lorsque les travailleurs avaient déposé leur recours devant le tribunal administratif et exigé la renationalisation de la société.

Cependant, l’expérience d’autogestion réussie des travailleurs de Nubaseed a été stoppée à la fin de 2013 par le cabinet de l’ancien premier ministre Hazem al-Beblawi, lorsque des ministres ont interjeté en appel contre le jugement de renationalisation rendu en 2011.

Le tribunal administratif devrait rendre son verdict le 12 avril au sujet de cet appel.

Selon Oql, « la balle est dans le camp du ministère des finances. Elle y est depuis près de trois ans, mais nous continuons à attendre une action. »

« Afin de pousser le ministère de l’investissement à remettre en marche notre entreprise, nous l’avons informé que nous étions prêts à travailler sans salaire pendant un mois, gratuitement, afin de remettre notre société sur pieds et retrouver nos emplois. Pourtant, nous n’avons aucune réponse de leur part, et nous avons donc décidé d’essayer la mise en autogestion de l’entreprise. »

L’ancien candidat à la présidence Khaled Ali, qui a servi d’avocat pour la plupart des entreprises privatisées ci-dessus, a appelé les autorités de l’État à permettre aux travailleurs de gérer eux-mêmes leurs entreprises quand elles sont à l’arrêt ou lorsque les investisseurs ont fui le pays.

Parmi les expériences notables en autogestion citons celle de l’usine d’ampoules de Ramy Lakkah dans le 10 arrondissement de la ville de Ramadan, qui a duré de 2001 à 2006. Alors que le propriétaire et les investisseurs avaient décampé du pays, cette expérience a réussi à accroître simultanément la production et les profits de l’entreprise. Après l’apurement de ses finances, l’entreprise a été remise à son ancien propriétaire Lakkah lors de son retour de France.

Dans ce même secteur industriel, l’entreprise de textile connue sous le nom de Economic Company for Industrial Development a été autogérée avec succès de 2008 à 2010. Son propriétaire, Adel Agha avait fui le pays et abandonné plus de 500 travailleurs qui avaient réussi à faire fonctionner eux-mêmes l’entreprise. Cette société, et sa société mère Ahmonseto, ont été liquidées en 2010 et fermées lorsque les banques ont repris possession des actifs d’Agha.

 

La papeterie Simo

Lorsque les travailleurs de la Simo ont envisagé d’autogérer leur entreprise, ils ne purent pas mener à bien ce projet car le gaz et l’électricité étaient coupées depuis juin 2013, date à laquelle les anciens propriétaires ne payaient plus leurs factures.

Comme dans le cas des entreprises mentionnées ci-dessus, le tribunal administratif a constaté que la papeterie Simo –privatisée en 1997 en tant que société par actions – avait été vendue à des investisseurs, en dessous de sa réelle valeur.

Depuis juin 2013, moment où ils avaient déposé un recours devant le tribunal administratif, plus de 500 travailleurs de l’entreprise Simo – qui employait à l’origine environ 3 000 travailleurs avant la privatisation – se sont retrouvés sans travail, salaire ou indemnités.

« Nous avons signé des pétitions adressées aux représentants du gouvernement, au conseil des ministres et aux autorités locales pour demander la ré-exploitation notre entreprise – en vain », explique Abdel Ati Ghareeb, président de la section syndicale de Simo.

Les travailleurs de la Simo ont manifesté le 8 mars devant le siège du cabinet avec des travailleurs de plusieurs autres sociétés bloquées, réclamant des investissements de l’État afin que leurs entreprises soient remises d’aplomb.

Un appel, déposé par la Holding Company for Chemical Industries – qui, comme la société  Tanta, est censée gérer et superviser Simo – contre le verdict du 15 mars, a stoppé la renationalisation de la Simo. Le tribunal administratif n’a pas encore rendu son verdict en ce qui concerne cet appel.

« Notre société est très rentable et peut de nouveau fonctionner facilement avec un peu d’investissement, d’entretien et le paiement des salaires », explique Ghareeb.

« Nous sommes prêts et capables de nous remettre au travail, et, en fait, nous insistons sur le retour au travail. Nous voulons juste le retour de nos emplois et de l’entreprise ».

Le ministère du travail doit payer un mois de salaire de base aux travailleurs de Simo à partir de la semaine prochaine, d’après Ghareeb, qui ajoute: « Bien que nous soyons reconnaissants pour toute sorte d’aide, nous ne demandons pas l’aumône ou des solutions temporaires. Nous demandons maintenant la remise en marche de notre société et la réintégration de tous les travailleurs licenciés.»

« Les travailleurs de Simo dorment à tour de rôle dans l’entreprise, située à Shubra al-Khaima, afin de protéger ses cinq usines et de prévenir les intrusions et les vols » ajoute Gareeb.

« Nous ne pouvons pas payer nos loyers ou nourrir nos familles. Nous allons rapidement perdre tout espoir, car il semble y avoir aucune véritable préoccupation des autorités, ou aucune volonté réelle de résoudre nos griefs. Plus de 500 employés meurent lentement dans la paralysie de notre entreprise. Nous réclamons désespérément à l’État de sauver notre entreprise.»

Ghareeb et des milliers d’autres travailleurs rappellent aux autorités la décision d’avril 2013, qui a condamné l’ancien premier ministre Hesham Qandil à un an de prison pour avoir omis de respecter le verdict de la renationalisation de la société Nile Cotton Ginning.

Quand ce dernier a interjeté en appel de ce verdict, sa peine a été confirmée en septembre 2013. L’ancien premier ministre a été arrêté en décembre 2013 et purge actuellement sa peine.

« Nous voulons que le gouvernement applique ce qu’il préconise pour la production, explique Ghareeb, qu’on nous aide à remettre cette entreprise en activité et, en quelques mois, nous ramènerons des profits.»