Qu’a-t-il manqué à Fagor ?
En Espagne, la coopérative de travail Fagor electrodomésticos, membre du groupe Mondragón, est en cessation de paiement. 5700 emplois sont menacés dont 2000 en France. Cette entreprise est victime du secteur sinistré de l’électroménager et d’une encore trop forte dépendance au marché espagnol. Le fait que la direction de l’entreprise soit élue par des travailleurs n’est nullement en cause, bien que la nature hybride de la forme coopérative ait quelque peu limité la démocratie laborale à une minorité. La taille insuffisante du groupe Mondragón dont le sociétariat ne s’est pas internationalisé ne permet plus de soutenir l’entreprise.
Le symbole est fort : Fagor electrodomésticos, la coopérative la plus ancienne du groupe Mondragón, s’est déclarée en cessation de paiement le 16 octobre dernier. Cette entreprise a le double handicap d’opérer dans l’électroménager et d’être basée en Espagne, deux marchés particulièrement sinistrés. Son grand concurrent, le suédois Electrolux a connu une brutale chute de son chiffre d’affaires et envisage de supprimer 2000 emplois et peut-être de fermer son usine italienne issue du rachat de Zanussi en 1984. Si Fagor electrodomésticos s’est largement internationalisée ces dernières années, elle n’en restait pas moins fortement attachée à son marché d’origine, 30 % de ses ventes provenant de l’État espagnol, pays en pleine récession.
Fagor electrodomésticos n’est pas une société comme une autre. Il s’agit d’une coopérative appartenant à ses travailleurs, un peu comme une SCOP française à ceci près que les sociétaires n’ont pas le statut de salarié mais d’indépendant. Fondée en 1955 sous le nom d’Ulgor, c’était la première coopérative de la ville de Mondragón-Arasate au pays basque. Son inspirateur, un prêtre républicain, José María Arizmendiarrieta, souhaitait multiplier ces expériences coopératives et surtout les coordonner de façon à ce qu’elles forment un groupe solide capable de résister aux crises et aux retournements des marchés. Et cela a fonctionné. D’une coopérative avec cinq fondateurs, le groupe Mondragón comprend aujourd’hui 110 coopératives et emploie 80 000 personnes devenant ainsi le premier groupe industriel et financier du pays basque et le cinquième de l’État espagnol. À l’inverse d’un groupe capitaliste organisé autour d’une holding qui détient des filiales, les coopératives sont associées entre elles, partagent une partie de leur surplus pour aider celles qui sont en difficulté et financer des structures de tête réalisant de la formation, de l’investissement et de la recherche. Les coopératives restent souveraines et peuvent rejoindre ou quitter le groupe. Ce groupe avait, jusqu’à présent, réussi à créer une sécurité sociale professionnelle, garantissant un emploi à vie à ses sociétaires. Si une coopérative allait mal et devait se séparer de personnel ou pire, fermer, ses travailleurs-associés se voyaient proposer une formation débouchant sur un nouveau poste dans une autre entité du groupe.
Malheureusement, tout est loin d’être rose dans ce conte de fées. Sur ces vingt dernières années, le groupe s’est largement internationalisé, notamment par rachat de sociétés à l’étranger. C’est ainsi qu’en France, Brandt a été rachetée en 2005 par Fagor electrodomésticos. À la clé, une restructuration et des dizaines de licenciements comme l’aurait fait n’importe quel groupe capitaliste. Fagor n’a jamais proposé aux salariés français de rejoindre le sociétariat de l’entreprise. Salariés ils étaient, salariés ils resteraient. Fagor-Brandt est ainsi une filiale de Fagor electrodomésticos. Rien ne change pour ces salariés sauf qu’ils ont pour patron et actionnaire, une coopérative à laquelle ils ne sont pas associés. C’est ainsi que le taux de sociétariat du groupe Mondragón a failli passer sous la barre des 50 % : seul un travailleur sur deux était sociétaire. Le groupe a redressé la barre in extremis en faisant adhérer massivement les salariés d’Eroski, la coopérative de grande distribution du groupe et ce sociétariat est désormais de l’ordre de 75 %. Mais la situation reste identique que ce soit en France, en Chine ou en Pologne, les travailleurs des filiales ne sont pas sociétaires de la coopérative. Comment expliquer cette situation pour le moins curieuse ?
A la différence des SCOP françaises, les parts sociales des coopératives de Mondragón se revalorisent. Si on veut rejoindre une entité de Mondragón en qualité de sociétaire, il faut apporter environ 14 000 euros de capital. Si on ne dispose pas de cette somme, la banque du groupe, la Caja laboral, prête la somme qui se rembourse par prélèvement sur la rémunération. Au-delà des parts sociales, les entités du groupe ont accumulé des réserves qui, en régime coopératif, sont impartageables : cela veut dire qu’elle n’appartiennent à personne en particulier mais sont à la disposition collective des sociétaires. Les sommes accumulées sont aujourd’hui considérables. Les parts sociales représentent 2,05 milliards d’euros et les réserves 1,9 milliards. En clair, les travailleurs associés du groupe Mondragón sont devenus, à leur corps défendant, des « petits capitalistes ». Pour résister à la concurrence étrangère, il faut racheter des entreprises pour réaliser des économies d’échelle et se positionner sur les marchés. Cela est tout sauf gratuit et ces sociétaires veulent fatalement réussir, ne pas perdre leur investissement, d’où la décision de procéder à des licenciements dès l’acquisition de Brandt en France. Nous touchons ici une limite de la coopérative, entité certes gérée collectivement mais qui reste de nature privée. Les parts sociales sont privées et dans le cas espagnol, se revalorisent. Les réserves impartageables sont certes collectives mais constituent une propriété privée pour les personnes extérieures à la coopérative.
La situation de Fagor electrodomésticos est catastrophique. Son endettement est de plus de 830 millions, soit 145 000 euros par travailleur et 415 000 euros par sociétaire. Depuis quelques mois, les fournisseurs étaient réticents à livrer l’entreprise et ses filiales, ce qui arrêtait fréquemment la production. C’est dans ce contexte que l’entreprise s’est mise dans une procédure propre à l’Espagne de négociations pour restructurer sa dette. Mardi 29 octobre, Sergio Trevino, directeur général de Fagor Electrodomésticos, indiquait dans la presse espagnole que la société se donnait dix jours pour trouver les 170 millions d’euros nécessaires à la poursuite de son activité.
La société emploie environ 5 600 personnes, filiales comprises, pour seulement 2 000 sociétaires. Elle compte treize usines dans cinq pays: Espagne, France, Pologne, Maroc et Chine. En mai 2012, les sociétaires avaient décidé de réduire leurs revenus de 7,5% et accepté le principe de mobilité. Cela n’a pas été suffisant. Au premier semestre 2013, le groupe a essuyé une perte de 60 millions d’euros, trois fois plus qu’au premier semestre 2012, et son chiffre d’affaires a chuté de 19% à 491 millions. En France, selon la CGT, le dépôt de bilan de Fagor-Brandt serait imminent. Cette filiale emploie 2 000 salariés sur quatre sites – deux en Vendée, un à Orléans et l’autre à Vendôme – qui sont tous à l’arrêt depuis le 14 octobre, faute de pouvoir payer les fournisseurs.
Rien ne va plus entre le groupe Mondragón et la coopérative. Mercredi soir, la direction du groupe a tranché. Mondragón « considère que le projet de Fagor », qui avait entamé des négociations avec ses créanciers pour restructurer sa dette et demandé le soutien du groupe et des pouvoirs publics, « ne répond pas aux nécessités du marché ». Il estime que les ressources que l’entreprise demande « ne suffiraient pas à garantir sa viabilité ». En réponse, la conseillère à l’Économie du gouvernement basque, Arantza Tapia a averti : « Il semble que nous allions vers le pire scénario, la fermeture d’une entreprise ». Des rumeurs de reprise par l’entreprise chinoise d’électroménager Haier, par ailleurs partenaire de Fagor en Chine, circulent. Pour défendre les emplois menacés, la direction de Fagor electrodomésticos et les représentants du Conseil social de l’entreprise ont appelé à manifester jeudi soir dans la ville de San Andres.
Est-ce que Fagor electrodomésticos trouvera les liquidités lui permettant de poursuivre ou allons-nous vers la faillite de l’entreprise ? Les jours prochains seront cruciaux. Si tel était le cas, ce ne serait pas la première fois qu’une coopérative de Mondragón ferme. Jusqu’à présent le groupe avait toujours réussi à garantir l’emploi des sociétaires. Cette fois-ci, le coup est rude tant Fagor electrodomésticos était en quelque sorte un symbole fort du groupe : c’était à la fois la la plus grosse coopérative industrielle et la plus ancienne du groupe. En cas de fermeture, le groupe sera-t-il à même de reclasser les sociétaires de l’entreprise ? L’exercice risque d’être difficile tant l’ensemble des coopératives du groupe sont, comme toutes les autres entreprises de l’État espagnol, sous pression du fait de la récession en cours. En France, les salariés de Fagor-Brandt sont dans la même situation que dans une entreprise classique. Seront-ils intégrés dans une nouvelle solution industrielle ou devront-ils subir des plans de restructuration voulus par les futurs propriétaires ?
La croissance de Mondragón a été exceptionnelle sur ces dernières décennies, peut-être pas suffisamment pour absorber un tel choc. Sans doute qu’une internationalisation du sociétariat aurait permis au groupe Mondragón d’être moins dépendant du marché espagnol. La situation difficile dans laquelle se trouve Fagor electrodomésticos ne trouve nullement sa source dans le fait que celle-ci est dirigée par ses travailleurs mais plutôt dans la nature de la forme coopérative, hybride entre public et privé. Ce n’est pas de moins de solidarité ou de coopération qu’il aurait fallu mais au contraire de beaucoup plus.