Néolibéralisme et autogestion, l’expérience argentine – Maxime Quijoux
Il ne faut pas ici s’attendre à un livre de synthèse sur les usines récupérées argentines. L’auteur, Maxime Quijoux, a suivi, grâce à de nombreux séjours entre 2003 à 2010, deux entreprises récupérées de Buenos Aires. Nous sommes ici en présence d’un document très original qui aurait pu s’appeler « voyage au cœur de deux entreprises récupérées » tant les multiples séjours et interviews de l’auteur permettent de saisir la réalité de ces deux récupérations.
L’image que nous avons en France du phénomène des entreprises récupérées argentines peut être, pour certains d’entre nous, légèrement fantasmée : une réponse révolutionnaire d’expropriation des patrons. Si cela est peut-être le cas dans certaines entreprises récupérées, notamment FabSinPat ex-Zanon qui préconise toujours la nationalisation sous contrôle ouvrier (tout ayant le statut de coopérative), cette hypothèse est totalement exclue en ce qui concerne les deux entreprises étudiées : Bruckman et Global. La première travaille dans la confection, la seconde fabrique des ballons pour enfants.
Point commun de ces deux entreprises : les salarié-es n’étaient nullement syndiqué-es avant la récupération et avaient une confiance quasi-totale dans leur direction. Nous avons ici affaire à un personnel majoritairement féminin, venant de multiples régions extérieures à Buenos Aires ou de pays voisins (Paraguay par exemple). L’appartenance à l’entreprise étaient pour elles un élément de fierté correspondant à l’obtention d’une qualification et d’un revenu qui les différenciaient de leur environnement immédiat. Pour certaines, ce travail signifiait une indépendance par rapport aux maris, indépendance parfois contrainte par le chômage du conjoint. Il s’en suivait une reconnaissance à l’égard du patron, reconnaissance qui se traduisait par un rejet des mouvements sociaux, notamment celui des piqueteros (organisations de chômeurs).
La récupération d’entreprise comme maintien de l’existant
C’est le départ du patron qui déclenchera la récupération et non une quelconque lutte sociale. Dans le cas de Brukman, en dépit d’énormes retards de salaires, la confiance envers le patron s’est toujours maintenue. Le patron quittera l’entreprise pour aller chercher de l’argent… et ne reviendra jamais. Dans un premier temps, les ouvrières resteront sur place pour garder l’usine dans l’attente de son retour. Ce n’est qu’au bout de quelques jours qu’elles comprendront qu’il ne reviendra jamais : la récupération se fait alors de façon quasi-naturelle. Dans le second cas, le déménagement des machines par le patron, l’espace d’un week-end, sera vécue comme une véritable trahison, y compris par son bras droit le plus immédiat qui retrouvera les machines au terme d’une recherche digne d’un détective privé. Il sera à l’origine de la récupération des machines et donc de l’entreprise. Dans les deux cas, l’abandon de l’entreprise par les patrons a été vécue par ses « ouvrier-ères modèles » comme une trahison et la récupération devient alors le moyen pratique de ne pas perdre son statut social.
Les deux récupérations ne se passent pas au même moment. Celle de Bruckman se déroule en 2001, l’autre en 2004. Est-ce pour cela que les acteurs du moment ne sont pas les mêmes ? Est-ce cela qui explique l’arrivée des groupes d’extrême-gauche, notamment du PTS (un parti se réclamant du trotskisme), dans Bruckman alors que ceux-ci n’apparaîtront jamais dans Global ? Chez Bruckman, Maxime Quijoux nous permet de comprendre les relations étranges et parfois paradoxales qui se nouent entre ces ouvrières modèles et le PTS ainsi que l’éviction de celui-ci au profit de Luis Caro, avocat péroniste et instigateur du MNFRT (Mouvement national des fabriques récupérées par les travailleurs), qui obtiendra, par des voies légales, l’expropriation définitive de l’ancien patron. A Global, la récupération se fait à l’initiative de quelques personnes et est soutenue par un autre groupe d’entreprises récupérées, le MNER (Mouvement national des entreprises récupérées).
Dans les deux cas, les travailleur-ses adopteront le principe du salaire unique. On pourrait dès lors penser que dans les deux entreprises, l’autogestion fonctionne à plein et qu’un avenir radieux s’ouvre à ces deux coopératives. Là encore, l’auteur nous surprend. L’ambiance au sein de Bruckman est détestable, l’entreprise étant divisée entre les anciens partisans du PTS et ceux de Luis Caro ainsi qu’entre l’atelier de pantalons et celui des vestes. Le salaire unique n’est jamais remis en cause mais sa contestation passe par la dénonciation des tires-au-flanc… Chez Global, si les tensions semblent moins vives, nous avons assisté à une lutte au sommet dont la résolution semble aux antipodes d’une démarche autogestionnaire et le salaire unique est aujourd’hui remis en cause.
Bienvenue au pays de l’autogestion réelle
Dans ces deux entreprises, il est clair que la marche à l’autogestion est contrariée par l’environnement économique et politique immédiat. Comme dans notre pays, l’adoption du modèle coopératif n’est en aucun cas une formule magique qui résoudrait tous les problèmes. Dans les deux cas, le maintien de la relation client est critique et explique les difficultés de se payer correctement. De même, si les expropriations ont pu être légalisées, on constate chez Brukman qu’elles sont loin d’être gratuites et cela pèse sur l’équilibre financier de la structure et donc la propension à l’investissement. De quoi méditer sur notre difficulté à exprimer des propositions politiques permettant des conditions décentes de reprises d’entreprises en autogestion dépassant la simple opposition Coopérative vs. Nationalisation sous contrôle ouvrier.
Ce livre nous permet de comprendre comment nait un processus autogestionnaire et quels en sont les obstacles. Bien que ces expériences se déroulent dans des conditions très différentes de celles de la France, on perçoit que les termes du débat ne sont pas si éloignés des difficultés que rencontrent certains projets de reprise en SCOP. Un livre essentiel pour toute personne qui ne se contente pas d’une autogestion idéalisée mais veut se confronter à la réalité des faits. D’une présentation très universitaire, cet ouvrage ouvre de nombreuses pistes de réflexion. Bienvenue au pays de l’autogestion réelle !