Les travailleurs peuvent-ils gérer l’économie ?
L’Institut Tribune Socialiste vient de rééditer un débat publié dans un Cahier du Centre d’Etudes Socialistes ayant pour titre « Les travailleurs peuvent-ils gérer l’économie ? ». Publié en février 1963, il réunissait Pierre Naville, Serge Mallet, Claude Lefort et Pierre Mendès-France sous la présidence de Laurent Schwartz. L’Institut Tribune Socialiste a demandé à Thomas Coutrot, Jacques Rigaudiat et Annick Coupé de porter un œil contemporain sur ce débat porté par des « ténors » d’une gauche authentique.
En lisant ce texte, on replonge immédiatement dans le contexte d’une époque. Celle où la planification constituait une des caractéristiques essentielle du socialisme et un élément de rupture majeure avec le capitalisme. 1963 ? L’Union soviétique, qui constituait alors la plus grande tentative de réalisation du socialisme, venait de réaliser le rapport secret Khrouchtchev sur les « erreurs » de Staline. Le schisme yougoslave puis l’écrasement des révoltes populaires de Berlin Est en 1953 et de Budapest en 1956 marquaient les premiers signes extérieurs de faiblesse du système. La planification soviétique était vue par ce courant politique comme un anti-modèle auquel il convenait d’opposer une planification démocratique qui constitue donc le cœur de ce débat.
Comme l’observe fort justement Jacques Rigaudiat, « le sujet n’est pas en effet tant « les travailleurs peuvent-ils gérer l’économie ? » que comment le peuvent-ils ? » Une divergence s’exprime alors entre Pierre Mendès-France qui défend un rôle moteur à jouer pour les syndicats dans cette planification au point que « la nature et le sens même du syndicalisme sont inévitablement transformés » à Pierre Naville pour qui « un syndicalisme d’État, au cours d’une phase de transition au Socialisme, offre de très grands dangers », inspiré qu’il est de l’expérience soviétique. D’accord sur ce point avec Pierre Naville, Serge Mallet souligne le rôle prépondérant de la technicisation de la classe ouvrière, ce à quoi Claude Lefort objecte que « la planification la plus étendue ne transforme pas du tout nécessairement les rapports de production » et « que la masse des hommes, la masses des travailleurs est condamnée à des fonctions qui les dépouillent de toutes responsabilités. » Comment sortir de cette impasse ?
C’est Thomas Coutrot qui nous fournit une clé de réponse en indiquant que depuis 1963, le débat a considérablement évolué dans la mesure où « il est aujourd’hui admis que la coordination économique post-capitaliste doit être pensée au-delà d’un antagonisme binaire plan / marché. » Rappelant les débats des années 1980 sur le « socialisme de marché », il estime qu’un avenir post-capitaliste s’inscrit dans « une articulation entre mécanismes politiques et marchands d’affectation des ressources. » Des débats généraux sur l’orientation de l’économie se concrétisant par une politique d’enveloppes budgétaires d’investissements pilotée par un secteur financier socialisé avec des taux d’intérêt différenciés, des unités de production dont le travail est organisé directement par les travailleurs, voilà qui répondrait aujourd’hui aux objections de Claude Lefort. Ne reste plus que la nécessaire intervention des usagers, aussi bien soulignée par Annick Coupé que Thomas Coutrot, qui permettent de se placer dans une logique de « biens communs ».
Après avoir souligné que « nous ne sommes plus dans les années 1970 où nous étions face à un capitalisme patrimonial, familial, de production nationale, avec un pouvoir de décision unique et identifié », Annick Coupé sort d’un débat « plus technique que politique » (Jacques Rigaudiat) pour souligner l’enjeu des luttes sociales dans une perspective de transformation : « Plus les travailleurs/travailleuses seront autonomes dans le choix des buts et des moyens de leur travail, plus ils/elles peuvent participer à une vraie démocratie, à la délibération dans tous les aspects des choix politiques, économiques et citoyens ». Plus que qu’une question de conditions de travail, il faudrait aussi souligner l’enjeu de la socialisation des revenus comme constitutive d’une dimension de l’appropriation sociale, dimension qui n’a pas été soulignée dans le débat de 1963, tant celle-ci est implicite dans une planification intégrale de l’économie. Dans le cadre d’une complémentarité plan / marché, celle-ci s’avère indispensable à construire de façon originale afin d’offrir aux travailleurs une rémunération partiellement déconnectée de la valeur ajoutée des entreprises dans lesquelles ils travaillent.
Témoin et reflet des débats d’une époque, ce livre est à ce titre passionnant et nous permet de voir le chemin parcouru en l’espace de cinquante ans sur la problématique de l’appropriation sociale.